Ausgabe 1/2, Band 6 – November 2011
Comment fonder une communauté après le crime?
Claudia Hilb
Institut d’Investigations Gino Germani, Faculté de Sciences Sociales, Université de Buenos Aires / Conicet
Ceci étant dit, mon intérêt pour la comparaison entre l’exemple sud-africain et l’exemple argentin a toujours eu un axe assez précis: mon interrogation sur les motifs pour lesquels il a été quasi impossible en Argentine, pour les oppresseurs étatiques, mais aussi pour ceux qui firent partie des forces insurrectionnelles, parmi lesquelles on compta la majorité des victimes de la Terreur déchaînée par la Dictature en 1976, d’examiner leur propre action et leur propre responsabilité dans l’exécution ou l’avènement de cette Terreur. Cette interrogation m’a amenée à m’intéresser à la solution sud-africaine, si différente de la solution argentine sur ce plan. Et dans la confrontation de ces deux cas, je me suis à nouveau trouvée face à des questions que je croyais que l’œuvre d’Arendt pouvait m’aider à éclaircir: questions autour du caractère politique du pardon, de la responsabilité, de la réconciliation. Questions autour de la relation entre la pensée et le repentir, entre le mal et l’absence de la pensée.
Mon intervention sera donc composée de deux parties. Dans la première, je tenterai de tirer quelques conclusions à partir de la lecture d’Arendt, en particulier autour des notions auxquelles je viens de faire allusion: pardon, repentir, responsabilité. Dans la deuxième partie, je m’efforcerai de mettre en évidence quelques différences significatives entre les scènes sur lesquelles s’érigent les “nouveaux commencements” en Argentine et en Afrique du Sud, afin de pouvoir, à partir de là et avec l’aide des concepts arendtiens dépoussiérés dans la première partie, avancer dans la compréhension de la façon dont la cristallisation de la mise en scène du nouveau commencement en Argentine a pu, malgré ses énormes vertus originelles, contribuer à la difficulté des différents acteurs à s’interroger sur leur propre participation à ce processus.
Donc, pour observer de quelle manière se déploie dans la pensée d’Arendt la question du pardon, et de sa relation avec la réconciliation, il est utile de noter en premier lieu comment la conception du pardon paraît se modifier à travers son œuvre, en particulier depuis la connotation antipolitique que celui-ci semble avoir dans les cahiers de 1950 jusqu’à sa spécificité proprement politique dans Condition de l’homme moderne.
Mais l’identification de cette capacité de penser nous fournit non seulement la clé pour comprendre ce qui est arrivé; elle nous fournit aussi les clés pour comprendre comment a pu arriver ce qui est arrivé et n’aurait pas dû arriver: l‘identification de cette capacité nous ouvre aussi les portes pour comprendre la terrible banalité du mal, qui se fonde sur l’absence de cette capacité, sur la défaillance de la capacité de juger par soi-même de ceux qui furent disposés à abandonner leurs règles morales habituelles d’un jour à l’autre, pour adopter sans solution de continuité les nouvelles règles -les nouvelles règles criminelles- qui leur furent offertes comme substitut. De même que la compréhension, le fait de penser sans concepts auxquels rattacher ce que nous devons comprendre, nous permet de nous réconcilier avec le monde, de même cette compréhension nous permet aussi d’accéder à la possibilité (et au sens) de l’absence de la disposition à penser, à juger par soi-même, et nous offre avec cela la clé de ce que nous essayons de comprendre. De comprendre ce qui est arrivé, et comment cela a pu arriver. Ainsi, face à l’extraordinaire rapidité avec laquelle une bonne part de la population allemande a pu se débarrasser de ses règles morales habituelles pour souscrire à un nouvel ensemble de règles morales nourries par la volonté criminelle du Führer, nous comprenons qu’en dernière instance, il n’y a pas d’autre rempart pour la moralité, pour la disposition à distinguer le bien du mal, que notre propre capacité à penser et à juger.
Acteurs ou spectateurs de ces deux moments inédits, celui des procès en Argentine, celui de la Commission pour la Vérité et la Réconciliation en Afrique du Sud, devrions-nous opter pour un des deux scenarios? Pouvons-nous déterminer, dans l’un ou l’autre des deux scenarios, de quelle façon se génèrent, de la meilleure manière, les conditions pour une renaissance de la politicité, d’une restitution de la chose publique? Je ne crois pas que cela ait un sens de demander une réponse à cette interrogation: je dirais, très sommairement, que nous sommes en présence de l’invention politique et que l’invention politique n’est pas simplement susceptible de se répéter. Je crois, oui, en revanche, que la lumière du contrexemple sud-africain peut permettre d’illuminer une zone obscure du scenario argentin; elle nous permet de nous interroger sur le prix que le choix de la justice, choix remarquable, a cependant payé, dans su cristallisation postérieure, en Argentine, en ce qui concerne le rétablissement d’une scène publique basée sur l’acceptation, de la part de ses acteurs, d’une responsabilité commune.
Car nous ne pouvons ignorer que de même que nous, ma génération, nous fûmes les victimes principales (mais pas les seules) de ce Mal radical, pas les auteurs de ce Mal, de même nous, ma génération, nous contribuâmes aussi à rendre possible son avènement. L’avènement de la Terreur d’Etat fut le point culminant d’une longue période de banalisation et de légitimation de la violence politique et de l’assassinat politique, dans laquelle les organisations armées de gauche eurent une responsabilité que nous ne pouvons méconnaître. La Terreur d’Etat ne fut pas sa conséquence nécessaire (le Mal n’est jamais une conséquence nécessaire), mais cette banalisation de la violence prépara les conditions qui la rendirent possible. Vingt-cinq ans après les procès historiques, il est possible de percevoir que derrière la difficulté, voire la réticence à aller plus loin que la simplification –nécessaire- de la mémoire commune, semble se réfugier aussi la résistance à repenser en quoi de nombreuses victimes, en quoi un fort mouvement de gauche radicalisée, ont pu contribuer à l’avènement du Mal.
Autrement dit : dans l’insistance sur le travail de la justice, sur la poursuite des plus grands coupables, nous reconnaissons le legs du meilleur de notre histoire récente ; mais dans cette insistance se niche aussi le refus d’assumer notre responsabilité, le refus de déroger au récit trop simple des coupables et des innocents, du Mal qui s’est abattu sur le Bien. Dans la disposition du scenario de la justice –dans la différenciation sans failles de militaires, mauvais moralement et coupables criminellement, et de civils, bons moralement et innocents criminellement – reste légitimé le refus, dans le camp de ceux qui avaient participé à la violence insurrectionnelle, de se remettre à penser, le refus de penser, ici aussi en dehors de clichés et de phrases toutes faites, comment, pourquoi a pu arriver ce qui n’aurait jamais dû arriver.
D’énormes différences séparent, nous ne l’ignorons pas, la situation argentine de la sud-africaine. Il suffira ici d’en citer une seule : en Afrique du Sud, la politique de l’apartheid constitue le cadre de référence de toutes les actions criminelles qui doivent être amnistiées à travers un exposé complet, sur présentation volontaire, de ses auteurs. En d’autres termes, les actes horribles survenus dans le camp anti-apartheid peuvent –même teintés par le Mal- se situer dans le contexte de la lutte contre le Mal. Dans ce miroir, la responsabilité, en Argentine, des forces politiques radicalisées qui allaient fournir la plus grande quantité de victimes à la Terreur d’Etat, ne peut se situer dans leur lutte contre la Terreur; cette responsabilité doit être pensée en relation avec l’avènement postérieur de la Terreur. La participation des forces antiétatiques à la violence ne peut ainsi se justifier si simplement dans les termes de la lutte du Bien contre le Mal, si par Mal nous entendons la Terreur d’Etat déchaînée par la Dictature militaire en 1976.
Je conclus donc cette intervention en tentant de renouer avec son commencement: à la différence de ce qui est arrivé en Afrique du Sud, nous constatons que dans le débat argentin il est interdit d’évoquer les termes de responsabilité et de réconciliation, de repentir et de pardon, omniprésents dans le processus sud-africain. J’ai essayé, à travers de la lecture d’Arendt, de suggérer que c’est là et seulement là où il y a une acceptation commune de ce qui est arrivé mais ne devrait pas être arrivé –où la compréhension de comment cela a pu arriver rend possible qu’il puisse donc y avoir aussi un repentir pour avoir contribué à ce que cela arrive- on peut imaginer la constitution d’un scenario commun de ré-conciliation. Une appropriation en termes politiques de ces notions paraît être possible seulement à partir de l’institution d’un scenario partagé entre ceux qui peuvent éventuellement pardonner et ceux qui peuvent se repentir; mais l’existence même de ce scenario partagé, son institution, suppose, d’une manière ou d’une autre, un intérêt (un inter-est) en commun. J’ai essayé de suggérer que cet inter-est se trouve présent dans le dispositif de Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, et est pour sa part absent dans le dispositif de la Justice en Argentine.
Cela me conduit pour finir à suggérer que le refus, dans le débat politique argentin, d’assumer les termes de repentir, de pardon, de réconciliation, si présents dans le processus sud-africain, montre les traces non seulement, comme beaucoup préfèrent le croire, de l’opposition à ce que s’effacent las marques de la culpabilité et de l’innocence, des assassins et des victimes, mais aussi de l’impossibilité à ériger, à côté d’un scenario de justice, un scenario où puisse se déployer pleinement la vérité des faits, où nous puissions nous déclarer responsables de ces faits, où, dans l’exposition de la vérité, nous trouvions un scenario de l’inter-est commun. Le scenario instauré par les procès, scenario extraordinaire, je veux le répéter une fois de plus, s’est en même temps cristallisé dans un récit qui a bloqué la possibilité du repentir et du pardon des uns et des autres, et a rendu très difficile l’exposition et la reconnaissance de la responsabilité propre. Peut-être l’heure est-elle venue, vingt-cinq ans après les procès, d’abandonner les clichés et de se remettre à penser pour voir s’il n’y a pas là matière à penser. Puisse ce retour à Arendt contribuer à cela.
Notes
*Conférence présentée lors du Symposium Hannah Arendt, III Congreso Colombiano de Filosofía, Cali, Colombie, octobre 2010. Une version un peu abrégée de cette intervention a été présentée lors des II Journées Internationales Hannah Arendt, Córdoba, Argentine, novembre 2010. Traduit de l´espagnol par Valérie Maciotta-Navarro.
1En 1990, Nelson Mandela, principal dirigeant de l’African National Congress (ANC), fut libéré de prison et cette organisation fut légalisée. Après un processus de négociation tendu, ponctué par la violence, on aboutit finalement en 1994 aux premières élections libres, qui consacrèrent président Mandela lui-même, puis en 1995 à la création de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation.
2Arendt, Hannah, Denktagebuch 1950-1973, Herausgegeben von Ursula Ludz und Ingeborg Nordmann, München, Piper Verlag, 2002, Cahier I, section 1, juin 1950 (traduction française: Journal de pensée, Paris, Seuil, 2005); Arendt traite du pardon dans les pages 3 à 8 de ce premier Cahier. Nous citerons les sections du Journal en indiquant Cahier, section, date.
3Ibid.
4Ibid.
5Arendt, Hannah, “Understanding and Politics”, Partisan Review 20/4, 1953. En français, “Compréhension et politique”, dans Arendt, Hannah, La nature du totalitarisme, Paris, Payor, 1990.
6Arendt, Hannah, Denktagebuch, Cahier XIII [39], mars 1953.
7Arendt, Hannah, “Understanding and Politics”, cit., p. 377 [fr. 39-40].
8Il existe de toutes manières, comme nous le verrons, “l’impardonnable”, à l’égard duquel nous ne pouvons pas être solidaires de la responsabilité, pardonner ou passer outre en silence.
9Arendt, Hannah, “Understanding and Politics”, cit., p. 391 [fr., 58].
10Dans “Eichmann à Jérusalem” Arendt revient à de multiples occasions sur la tendance d’Eichmann à s’exprimer avec des clichés ou des phrases toutes faites (Arendt, Hannah, Eichmann in Jerusalem. A report on the banality of evil, Penguin, 1982) (en français, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Folio, 1991). Des années auparavant, en mars 1953, à propos de l’impuissance dans laquelle se trouvent les hommes incapables de faire l’effort d’imagination qu’exige l’action de comprendre en dehors du “sens commun”, notait dans son Journal :“L´un des symptômes de la solitude de la personne ordinaire consiste à parler par clichés” (Journal .., Cahier XIII [39], mars 1953).
11“Some Questions of Moral Philosophy” (“Quelques questions de philosophie morale”) est le texte, édité par Jérôme Kohn, de deux cours présentés par Arendt en 1965 et 1966 à la New School of Social Research de Nueva York et à l’Université de Chicago respectivement. Ce texte, de même que la conférence “Thinking and Moral Considerations” (“La pensée et les réflexions morales”), est inclus dans : Arendt, Hannah (edited and with an introduction by Jerome Kohn), Responsiblity and Judgment, New York, Schocken Books, 2003 (en français : Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005).
12Arendt, H., “Some questions…”, cit., p. 93-94 [fr. 121, modifié].
13Ibid., p. 100 [fr. 128]. Au sujet de la distinction significative entre la personne qui se constitue dans le processus “enracinant” du fait de penser, qui actualise la différence humaine spécifique de la parole, et l’être humain, voir aussi p. 95 [fr. 123]: “grâce à ce processus de pensée (…) que je me constitue explicitement comme personne et que je le reste tant que je serai capable de cette constitution encore et toujours (…). Quand on pardonne, c’est la personne, et non le crime que l´on pardonne. Or, dans le mal sans racines, il n´y a plus de personne à qui pardonner”.
14Arendt, Hannah, The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 1958, p.238 [Traduction en français, La conditon de l´homme moderne", Paris, Calmann Levy, 1961 et 1983, p. 267].
15Ibid., p. 240 [fr. 270].
16Ibid. P. 240 [fr. 270]
17Ibid., p. 241 [fr. 271].
18Arendt, Hannah, Eichmann in Jerusalem…, cit., p. 279 [fr. 448].
19En utilisant cette expression, je suis consciente d’exercer une torsion sur certains termes utilisés par Arendt. Je comprends qu’il n’existe pas nécessairement une contradiction entre l’affirmation précoce de la radicalité du mal, qui se réfère à la mise en œuvre de l’annihilation de l’humanité de l’homme, et l’affirmation de la banalité du mal, qui se réfère à l’absence d’une ‘intention diabolique’ chez les agents qui la mènent à bien.
20Arendt, Hannah, The Human Condition, cit., p.240 [fr. 270].
21S’il en est ainsi, nous pouvons à la fois accepter et rejeter la critique que Jacques Derrida formule envers le pardon tel que celui-ci est traité par Arendt. Le pardon chez Arendt pardonnerait, dit Derrida, non celui qui a commis l’action mais quelqu’un qui est déjà autre, qui est celui qui se repent de cette action (Derrida, Jacques, “Le siècle et le pardon”, interview réalisée par Michel Wieviorka, Le Monde des Débats, décembre 1999). Nous pourrions dire: pour qu’il y ait pardon, dans le sens proprement politique qu’Arendt lui accorde, celui-ci doit se donner entre personnes dont nous pouvons penser que, une fois réalisée l’action et au vu de ses conséquences, elles sont autres que celles qu’elles étaient au moment où elles la réalisaient. C’est-à-dire, des personnes dont nous pouvons penser qu’elles ne referaient pas ce qu´elles ont fait. Nous sommes ici probablement plus proches de Ricoeur: dans la dissociation entre l’acte et l’acteur se manifesterait “un acte de foi, un crédit accordé aux ressources de régénération du soi-même” (Ricoeur, Paul, La mémoire, l´histoire, l´oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 638). Dans les termes d’Arendt, le qui a primauté sur le quoi. Le pardon est irruption, est création, est donation. Mais cette irruption, cette donation surviennent seulement entre acteurs, ou sont politiquement pertinentes seulement là où elles surviennent entre acteurs, rendus égaux sur la scène publique, ou là où, dans le pardon se restitue l’égalité et donc la capacité d’agir. D’une certaine manière, nous nous trouvons en présence d’une forme sécularisée du pardon religieux qu’Arendt rejetait dans son Journal en 1950; mais l’égalité entre les hommes n’a déjà plus la forme de la solidarité négative des pécheurs, mais celle de la co-reconnaissance des acteurs; et l‘irruption du pardon, même s’il maintient sa condition miraculeuse, imprévisible, correspond maintenant à la capacité miraculeuse du commencement ancré dans la condition humaine. Il n’y a pas, il ne semble pas y avoir en cela (contre Derrida), une économie du pardon. A nouveau, Arendt paraît plus proche de Ricoeur: le cercle paradoxal du pardon, indique celui-ci, n’est pas le même qu’une transaction. De même que l’autre visage existentiel du pardon –c’est-à-dire le repentir- est d’une certaine manière impliqué dans le don –du pardon-, dans le même temps l’antériorité du don (le pardon) est reconnue à l’intérieur même du geste de repentir. Ce qui n’est pas très différent que de dire que le caractère public du pardon, qui s’inscrit comme possibilité permanente de la pluralité des affaires humaines, précède le geste particulier, ponctuel, du repentir.
22Dans ce qui suit, je reprends partiellement quelques affirmations faites dans mon article “La virtud de la Justicia, y su precio en Verdad. Una reflexión sobre los Juicios a las Juntas en Argentina, a la luz de la Comisión de la Verdad y Reconciliación en Sudáfrica” (“La vertu de la Justice, et son coût pour la Vérité. Une réflexion sur les Procès contre les Juntes en Argentine, à la lumière de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation en Afrique du Sud”), 2010, sous presse.
23Plus exactement, 8961. Voir Crenzel, Emilio, La historia política del ‘Nunca Más’, (L’histoire politique du « Jamais Plus ») Buenos Aires, Siglo XXI, 2008, p. 115.
24Voir Fernández Meijide, Graciela, La historia íntima de los derechos humanos en la Argentina (a Pablo), (L’histoire intime des droits de l’homme en Argentine (à Pablo)) Buenos Aires, Sudamericana, 2009, spécialement les chap. 16 à 18. Le délai de six mois accordé originellement à la Conadep (du 22/12/1983 au 24/6/1984) fut prolongé de trois mois à la demande de celle-ci. Le 20/9/1984, Ernesto Sábato, président de la Conadep, remit officiellement le rapport au président Alfonsín. Voir aussi Crenzel, op.cit.
25La première édition de quarante mille exemplaires du Nunca Más, parue en novembre 1984, fut épuisée en deux jours. Depuis cette date jusqu’à novembre 2007 ont été publiés plus de cinq cent mille exemplaires. Voir Crenzel, E., La historia política del ‘Nunca Más’, op.cit., p.131
26Fernández Meijide, Graciela, La historia íntima de los derechos humanos en la Argentina (a Pablo), Buenos Aires, Sudamericana, 2009, p.300. Parmi ces 709 cas présentés, indique Fernández Meijide, le Tribunal décida d’en analyser 280. Crenzel (op.cit., p.138) donne le chiffre de 711 cas. L’accusation du procureur se proposait de démontrer la responsabilité directe des Commandants dans les cas présentés. Voir Nino, Carlos, Juicio al Mal Absoluto, (le Procès contre le Mal Absolu) Buenos Aires, Emecé, 1997, p.136 et ss.
27La Dictature militaire 1976-1983 a adopté le nom de "Proceso de Reorganización Nacional" (Processus de Réorganisation Nationale); je ferai souvent référence à elle sous la dénomination de Dictature du "Proceso".
28Les Commandants en Chef de l’Armée de Terre et de la Marine, Jorge Videla et Eduardo Massera, membres de la première Junte militaire, furent condamnés à la prison à perpétuité, le Brigadier Agosti, commandant de l’Armée de l’Air et membre de cette même Junte, reçut une condamnation de quatre ans et demi. Tous furent dans le même temps inhabilités pour l’exercice de toute fonction publique. Furent aussi condamnés et inhabilités pour toute fonction publique le Général Viola (dix-sept ans) et l’Amiral Lambruschini (huit ans), deux des trois membres de la seconde Junte, et furent absous le Brigadier Grafigna (Armée de l’Air, deuxième Junte), Galtieri, Anaya et Lami Dozo (troisième Junte). Après qu’ils aient fait appel, la Cour Suprême réduisit par la suite légèrement les condamnations de Viola et Agosti.
29Carlos Nino (op.cit.) relève à juste titre ce fait, surtout dans des circonstances dans lesquelles, en 1984 ou 1985, les journaux auraient été disposés à rétribuer généreusement des confessions de ce type.
30La Commission de Vérité et Réconciliation sélectionna une partie des plaintes pour leur donner un traitement oral. L’expression utilisée pour la “pleine exposition” des faits est “full disclosure”. Quant à l’objectif politique, il devait être démontré qu’il n’avait pas été une initiative particulière du demandeur de pardon, mais qu’il répondait à ce qui pouvait être interprété comme la politique d’un groupe, et ne devait être accompagné d’aucun gain personnel (vol, etc.).
31C’est-à-dire, la présentation de réparation, tout comme la recherche d’amnistie, impliquait autant les partisans de l’apartheid, qui avaient commis leurs crimes pour défendre un régime coupable de ce que la nouvelle Constitution sudafricaine – en accord avec l’ONU- reconnaissait maintenant comme un crime contre l’humanité, que ceux qui avaient commis ces violations dans le cadre de la lutte contre l’apartheid. Il faut souligner que la solution sud-africaine fut imaginée dans une situation où on peut affirmer qu’aucun des adversaires en lutte ne détenait, à ce moment-là, la force suffisante pour imposer ses propres conditions, mais que les deux camps –les forces les plus radicales du système de l’apartheid et les organisations les plus radicales antiapartheid- avaient la capacité d’empêcher toute pacification durable.
32L’amnistie concernait les actes commis entre le 1er mars 1960 et le 10 mai 1994.
33Les conversations furent publiées dans : Verbitzky, Horacio, El vuelo, (le vol), Buenos Aires, Planeta, 1995.
34Scilingo fut jugé en vertu des lois espagnoles, qui accordent aux tribunaux espagnols juridiction universelle sur les crimes de lèse-humanité, génocide ou terrorisme survenus où que ce soit dans le monde.
35On a beaucoup écrit, et très bien, sur l’effet curatif, ré-humanisant, que l’exposition des histoires a eu tant pour les victimes que pour les bourreaux, sur le pouvoir créateur de communauté du discours, sur la puissance transformatrice par laquelle le dispositif d’amnistie convertissait un mal moral en un bien politique. Voir entre autres Cassin, Barbara, “Amnistie et pardon: pour une ligne de partage entre éthique et politique”, in. Le genre humain: «Vérité, Réconciliation, Réparation », Cassin, Barbara, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar (dir.), No. 43, Novembre 2004, éd Seuil, Paris, pp. 37-57. Voir aussi, dans le même volume, Salazar, Philippe-Joseph, « Une conversion politique du religieux », pp.59-88. Dans “A personal encounter with perpetrators” Ginn Fourie, mère d’une jeune fille morte dans un attentat terroriste dans un bar, le Heidelberg Tavern, commis par les forces de l’ANC, raconte de façon émouvante la rencontre avec les assassins de sa fille. Fourie décrit le processus qui conduit “de la tragédie à la guérison”, qui a lieu à travers une reconnaissance du caractère humain des jeunes gens qui avaient perpétré l’attentat, d’une disposition croissante à les pardonner, et de l’attitude de ceux-ci qui culmine avec une étreinte entre les jeunes et elle, et avec la demande de “counselling” de la part de ces derniers avec pour but de trouver la manière de conclure une large période de haine contre les blancs. Voir Fourie, Ginn, “A personal encounter with perpetrators”, in. Charles Villa-Vicencio and Wilhelm Verwoerd, Looking back, reaching forward. Reflections on the Truth and Reconciliation Commission of South Africa, Cape Town, University of Cape Town Press, 2000, pp. 230-238. Voir aussi Antjie Krog, Country of my skull, New York, The Three Rivers Press, 1999.
36Etymologiquement, fait remarquer Philippe-Joseph Salazar, dans le mot anglais “perpetrator” s’écoute “celui qui commet les crimes” et celui qui “agit comme père”. A travers leur participation au scenario de constitution de la vérité à l’égard du passé, les « perpétreurs », les auteurs des crimes, deviennent en même temps des pères fondateurs. Salazar, Philippe-Joseph, “Perpetrator ou De la citoyenneté criminelle ”, Rue Descartes, Philosophies Africaines : traversée des expériences, 36, Junio 2002, pp. 167-179. On peut examiner, à la lumière de nos réflexions sur Arendt et la pensée, l’affirmation suivante du rapport de la Commission de Vérité et Réconciliation, Volume 1, chap. 5: [103] “What is required is that individuals and the community as a whole must recognise that the abdication of responsibility, the unquestioning obeying of commands (simply doing one’s job), submitting to the fear of punishment, moral indifference, the closing of one’s eyes to events or permitting oneself to be intoxicated, seduced or bought with personal advantages are all essential parts of the many-layered spiral of responsibility which makes largescale, systematic human rights violations possible in modern states”.
37Dans les termes d’Arendt, repris dans la première partie de ce travail, nous pouvons dire aussi que le passage inévitable par le dialogue avec soi-même favorise la restitution de l’individu à sa condition de personne.
38Les deux récits s’élèvent à leur tour en opposition à un troisième, “la théorie des deux démons”, qui tendait à considérer comme équivalentes la violence de la Terreur d’Etat et la violence des organisations politiques révolutionnaires. Pour les cristallisations des récits post dictatoriaux, je me permets de renvoyer à mon texte “La responsabilidad como legado” (la responsabilité comme legs), in. César Tcach (comp.), La política en consignas. Memoria de los setenta, (La politique en consignes. Mémoire des années soixante-dix) Rosario, Homo Sapiens, 2003. Sur ce terrain, les travaux de Hugo Vezzetti sont incontournables: voir Vezzetti, Hugo, Pasado y Presente. Guerra, dictadura y sociedad en la Argentina, (Passé et présent. Guerre, dictature et société en Argentine), Buenos Aires, Siglo XXI, 2002, et Vezzetti, Hugo, Sobre la violencia revolucionaria. Memorias y olvidos. (Sur la violence révolutionnaire. Mémoires et oublis), Buenos Aires, Siglo XXI, 2009.
39La “théorie des deux démons” est un des clichés les plus récurrents avec lesquels se manifeste la fermeture de la pensée sur le thème de la responsabilité des organisations révolutionnaires qui utilisèrent la violence en Argentine.
40Pour quelques exemples de l’extraordinaire subtilité avec laquelle procède sur ce terrain la Commission de Vérité et Réconciliation, voir le rapport de la Commission, Volume 1, chap. 4: [70] “(…) this system of enforced racial separation and discrimination was itself found to be a crime against humanity (…). Thus, those who fought against the system of apartheid were clearly fighting for a just cause, and those who sought to uphold and sustain apartheid cannot be morally equated with those who sought to remove and oppose it. [71] (…) any analysis of human rights violations which occurred during the conflicts of the past, and any attempt to prevent a recurrence of such violations, must take cognisance of the fact that, at the heart of the conflict, stood an illegal, oppressive and inhuman system imposed on the majority of South Africans without their consent. [73] (…)The recognition of apartheid as an oppressive and inhuman system of social engineering is a crucial point of departure for the promotion and protection of human rights and the advancement of Réconciliation in South Africa. [74] The Commission’s confirmation of the fact that the apartheid system was a crime against humanity does not mean that all acts carried out in order to destroy apartheid were necessarily legal, moral and acceptable. The Commission concurred with the international consensus that those who were fighting for a just cause were under an obligation to employ just means in the conduct of this fight. [76] (…) Apartheid as a system was a crime against humanity, but it was also possible for acts carried out by any of the parties to the conflicts of the past to be classified as human rights violations. [80] At the same time, it must be said that those with the most power to abuse must carry the heaviest responsibility. It is a matter of the gravest concern when the state, which holds the monopoly on public force and is charged with protecting the rights of citizens, uses that force to violate those rights”.
41Je ne veux pas que subsistent des ambigüités, et encore moins si ces ambigüités risquaient de servir à protéger les clichés qu’il est important pour moi de contribuer à démonter : je crois fermement qu’on ne doit pas confondre toute forme de violence politique, comme celle exercée par les organisations armées en Argentine entre 1968 et 1977 surtout, avec le Mal radical, qui en Argentine a pris la forme de campos de concentration, de torture et de disparition.