Ausgabe 1, Band 10 – Dezember 2020
L’action politique
Etienne Tassin, Pour quoi agissons-nous ? Questionner la politique en compagnie d’Hannah Arendt, Lormont, Éditions Le Bord de L’Eau, 2018
Salué après sa mort pour sa cosmo-politique, qui n’était pas une philosophie de cabinet, ce “philosophe de terrain” n’aimait pas que l’on pense qu’il prenait en marche des trains théoriques construits et conduits par d’autres. C’est d’ailleurs à cette situation qu’essaie de remédier ce drôle de livre — dont les titres de tous les chapitres sont des questions — en jetant les grandes lignes d’une philosophie novatrice et exigeante de l’action politique. Cette philosophie part des concepts d’action (première partie) et d’espace public (deuxième partie). Puis elle conduit l’auteur à redéfinir les limites et le sens de la politique (troisième partie). Finalement, son articulation au monde de l’histoire s’inscrit contre les “vieux schémas dominants”, comme une “manière neuve […] d’entendre” le monde en termes de domination (p. 16-17) — Etienne Tassin articulant sous ce dernier terme la globalisation économique et le terrorisme islamiste, afin de produire une philosophie pour aujourd’hui et pour demain (quatrième partie).
Ce livre tient compte du fait que le discours militant-révolutionnaire qui prenait jusqu’ici en charge l’action politique peint désormais son gris sur du gris. Toutefois il ne s’agit pas de réduire la politique à une façon “usée” et “méprisable” d’en faire. Si l’auteur tient ferme la séparation entre politique et morale, il dit vouloir renouer avec la “beauté” et la “dignité” de la politique (p. 7). La politique est généralement tenue pour une chose grave ; mais la beauté qu’il s’agit ici de retrouver va de pair avec une forme de légèreté. L’action pour laquelle plaide l’auteur n’a plus rien à voir avec des gestes lourds de sens visant des effets définitifs, elle est “aléatoire”, “souvent vaine”, parfois “précaire” et donne à celui qui agit — le citoyen, le militant, le révolutionnaire — un titre “virtuel et fragile” qu’il ne garde qu’un moment parfois “très court” (p. 5). Cet allègement de la politique n’a pas le sens d’une dépolitisation, mais vise, au contraire, à rendre la politique à tout un chacun — geste lui-même éminemment politique.
Au fil des chapitres s’affirme le concept de manifestation. Tout en travaillant à cet ouvrage, Etienne Tassin avait mûri le projet d’écrire un livre sur la manifestation, livre qu’il voyait comme l’aboutissement de son travail. Pour lui, les actions dans et par lesquelles se manifestent des acteurs (politiquement visibles ou invisibles), puis un monde commun, manifestent à leur tour la liberté, l’égalité, ou encore la parité. Ces dernières n’existent donc que tant que des luttes — parmi lesquelles des “manifs” — leur sont dédiées.
Ne sous-estimons pas l’importance de Rouletabille dans l’élaboration de cette philosophie, mais Arendt, dont Etienne Tassin était l’un des plus fins connaisseurs en France, est présente tout au long du livre. S’il y a toujours des voix pour dire que l’œuvre du commentateur d’un philosophe X s’apparente à du néo-X, Etienne Tassin fait sienne l’affirmation de Jerome Kohn selon laquelle “la philosophie arendtienne n’est pas une philosophie politique de plus” (p. 26), et c’est en tant que philosophe en rupture de tradition qu’il choisit Arendt comme “guide”. Sans croire qu’elle aurait anticipé notre aujourd’hui et notre demain, elle peut, selon lui, aider à les penser, du moins “si l’on sait l’interpréter et qu’on ne prétend pas en user comme d’une clé universelle” (p. 13). Il y a Arendt d’un côté, et la doxa arendtienne qui la neutralise de l’autre. Or ce livre contient une lecture d’Arendt qui, par sa maîtrise, l’arrache à cette doxa dépolitisante. Du bon usage des auteurs.
Ce livre, qui réunit philosophie de l’action et cosmo-politique en un geste synthétique, donne une juste idée de l’ampleur du travail théorique réalisé par Etienne Tassin depuis la publication du Trésor perdu. Il approfondit une conception forte de la politique et l’expose avec clarté pour la partager et la mettre en œuvre. Très bien écrit, les formulations auxquelles il aboutit sont portées par un esprit d’une acuité et d’une bienveillance diderotiennes, prouvant que des livres inachevés peuvent être de très grands livres et avoir du style malgré leur caractère de chantier.
Christophe David
(Maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes 2 (EA 1279), membre de l’équipe HCA (Histoire et Critique des Arts) et traducteur)
1Étienne Tassin, Le Trésor perdu. Hannah Arendt. L’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999.
2Etienne Tassin, Un monde commun : pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Seuil, 2003 (voir tout particulièrement le chapitre 4, p. 117-144).
3Voir Martine Leibovici, Pour Etienne Tassin (1955-2018), en L’Homme et la société, n° 206, 2018, p. 29-38.
4Voir Miguel Abensour, Le double visage de l’héroïsme révolutionnaire, en Bernard Bourgeois et Jacques d’Hondt (dir.), La Philosophie et la Révolution française, Paris, Vrin, 1993, p. 121-141.
5Qu’il réduit un peu vite selon nous à une promesse de lendemains qui chantent, à des combats souvent vains, dont l’échec, lâche-t-il, est inévitable mais ne doit pas être regretté. Cet échec fait l’objet du chapitre 10: “Pourquoi les révolutions sont vouées à être déroutées et pourquoi ce n’est pas regrettable?”, dans l’esprit du chapitre 5 du Maléfice de la vie à plusieurs (Paris, Bayard, 2012, p 133-155). Pour lui, si les histoires de révolution finissent mal en général, c’est parce que l’utopie qui prétend s’y réaliser finit toujours tragiquement par substituer une domination à une autre.
6“Ah ! Raisonner par le bon bout!”
7Etienne Tassin rejoint ici Jenny Raflik (Terrorisme et mondialisation, Approches historiques, Paris, Gallimard, 2016) et Richard Labévière (Terrorisme, la face cachée de la mondialisation, Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2016).