Ausgabe 1, Band 7 – November 2013
Crise et Modernité
Nous ne parlons plus aujourd’hui des crises mais de « La crise » et il semble bien que ce passage des singularités plurielles à un singulier collectif témoigne d’une mutation significative. Cette généralisation qui - à partir de domaines spécifiques – conduit à une notion prétendument englobante pose d’abord xun problème épistémologique: est-on fondé à unifier sous un même concept ou une même notion des traits qui s’appliquent à des domaines si différents: crise financière, crise de l’éducation, de la culture, crise de nerfs, crise de croissance, etc.? Il s’agit d’abord de décrire le phénomène et de poser la question de la pertinence de ce singulier collectif mais l’enjeu est surtout de repenser à nouveaux frais le statut actuel de la crise, devenue en quelque sorte un état « normal », « permanent » ou perçu comme tel et non plus – comme l’indiquait le sens originel, étymologique, - une situation d’exception. Car le terme Krisis (issu du domaine médical, du corpus hippocratique mais utilisé aussi dans le domaine judiciaire et dans celui de la tragédie grecque) à l’origine signifie décisio: c’est le moment décisif dans l’évolution d’un processus incertain qui permet le diagnostic (et donc la sortie de crise). Or il semble qu’aujourd’hui la crise connote précisément l’inverse: elle désigne le moment où - avec les perturbations - surgissent les incertitudes: incertitudes quant aux causes, quant au diagnostic, quant aux effets, quant à la possibilité même d’une issue. Un renversement semble donc s’être opéré: de la décision à l’indécision et même à l’indécidabilité. Nous ne voyons plus d’issue à la crise alors que, originairement, qui dit crise dit moment paroxystique qui appelle un dénouement, une sortie de crise (la vie ou la mort).
Partant de là, mon hypothèse a été (elle est toujours) qu’au delà d’une interrogation épistémologique, cette généralisation et ce renversement de paradigme témoignent d’une mutation fondamentale relative à notre expérience contemporaine du temps. Car la crise est toujours liée à la temporalité, à l’expérience temporelle. Quel que ait été à l’origine son domaine d’application - domaine médical, éthico-politique, judiciaire - la crise s’inscrit et se développe fondamentalement dans une temporalité. Elle est indissociable d’une conception et d’une expérience du temps Elle constitue le moment critique où il faut faire des choix et prendre des décisions avec « discernement ». Mais dans quelle durée? Il est clair que la crise dans la temporalité antique (qu’il s’agisse de la médecine, de l’histoire politique, de l’acte judiciaire ou de la tragédie) est liée à une expérience du temps qui n’est plus la nôtre.
La modernité fait ainsi émerger un nouvel univers conceptuel, une nouvelle expérience du temps et un régime d’existence où s’impose la réflexivité. L’instauration de l’histoire comme modalité fondamentale de l’existence humaine, la perception que l’homme a de lui-même comme être historique, sont caractéristiques de l’époque moderne: désormais, le devenir historique est doté d’une valeur intrinsèque (il n’est plus seulement un effet de sens produit par la manifestation de Dieu) et on peut y lire les grandes lignes du développement de l’humanité. Cette ouverture à l’avenir, d’abord marquée par le triomphe de l’idée de progrès, tentera d’emblée de répondre à la triple difficulté des Temps modernes. Elle va faire de la crise un concept opératoire, censé rendre le présent intelligible et vivable.
Cette définition de la modernité comme un ethos de critique incessante de notre être historique en fait pour ainsi dire une crise permanente. Elle n’est pas une période mais une « époque », on pourrait même dire une disposition d’époque, une manière d’être au temps. Mais ce temps n’est pas n’importe lequel. C’est un temps où une certaine perception « normale », habituelle, de la réalité disparaît: ce qui force l’individu à affronter la perte des repères habituels et sa propre désorientation. Foucault est ainsi amené à considérer le caractère « méta-historique » de l’attitude de modernité qui s’impose dans certaines configurations historiques: la crise de la démocratie athénienne au IVe siècle avant J.C et la figure de Socrate, le déclin du monde hellénistique à Alexandrie et, bien sûr, le moment de la critique kantienne.
Or, nous sommes aujourd’hui dans une modernité « avancée », « tardive », dont certains caractères fondamentaux diffèrent de ce qu’on a pu analyser à propos des deux ou trois siècles précédents (à partir des XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’à la fin de la première moitié du vingtième).
La crise globale au sein de laquelle nous avons le sentiment de vivre aujourd’hui marque effectivement un retournement radical par rapport à ses traits originels. Au départ situation d’exception, la crise est devenue un état « normal », une régularité marquée de surcroît par la multiplication des incertitudes: incertitudes relatives aux causes, au diagnostic, aux effets et à la possibilité même d’une issue, d’une « sortie de crise ».
On voit ainsi se renverser les trois éléments constitutifs de la notion de crise:
- de changement brusque, de moment paroxystique, la crise est devenue une réalité permanente. Elle est le milieu de notre existence qu’elle a envahie de part en part.
- De point de décision critique, elle s’est muée en synonyme ou en équivalent de l’indécidable.
- À l’origine moment singulier, situation exceptionnelle, rupture du cours habituel, elle est désormais la norme de notre existence. Nous vivons et pensons en fonction et sous le signe de la crise.
L’idée de « crise permanente » s’énonce désormais comme une sorte d’oxymore qui nécessite une véritable réorientation du regard. Une crise permanente est-elle encore une crise? Peut-on envisager la possibilité que La Crise soit devenue le nouveau « singulier-collectif » de notre temps? Cette hypothèse nécessite qu’on clarifie d’abord quelques points:
1- Ce nouveau régime de crise fait-il époque? Doit-on conclure - à la lumière de ces renversements - que nous sommes sortis de la modernité? S’agit-il d’une rupture de (avec) la modernité ou d’une rupture dans la modernité? Quels rapports les traits pathologiques que nous percevons aujourd’hui dans le monde social et culturel entretiennent-ils avec les ambivalences inscrites dès le départ au cœur de la modernité? Le changement de paradigme de la notion de crise permet-il d’énoncer que nous sommes entrés dans une nouvelle « époque »? La question demeure ouverte. Il est difficile voire impossible de savoir - parce que nous sommes immergés dans le présent – si nous sommes au-delà du projet moderne, si notre présent « contemporain » a véritablement opéré une rupture avec ses caractères structurels, ou si cette nouvelle configuration en est un effet paroxystique. Je ne pense pas, pour ma part, que la question soit aussi fondamentale qu’on l’affirme le plus souvent: l’histoire, en effet, n’est pas seulement un regard sur le passé mais aussi un regard vers le futur. Elle est un acte social et plus précisément une construction faite par - et dans - une société donnée dont le but est d’adresser un message aux générations futures. Une société peut-elle se passer d’envisager son avenir et l’orientation de son action? Peut-on vivre sans un « sens » de l’histoire? La question n’est pas seulement épistémologique, elle ne porte pas seulement sur le caractère transcendantal de la relation expérience/attente, elle a trait à la pérennité du monde commun, à son inscription dans la durée.
Ce qui me paraît essentiel, c’est que la question d’un « sens » de l’histoire n’implique pas la représentation d’un avenir dessiné à l’avance. Avons-nous besoin de savoir où va l’histoire pour orienter notre action? Avons-nous besoin de nous assurer que nous pouvons contrôler notre devenir? Kant, en élaborant l’idée d’une finalité sans fin, avait déjà pensé la non-coïncidence entre les projections de notre imagination et les garanties qui nous permettraient de maîtriser le sens de l’histoire.
2- Quelles conclusions faut-il tirer des phénomènes d’accélération et de dé-synchronisation analysés par un certain nombre d’auteurs contemporains (Hartmut Rosa, Zygmunt Bauman, ou encore François Hartog avec l’hypothèse du « présentisme ». La question de l’indétermination du futur est, semble-t-il, la pierre d’achoppement du pessimisme ou du catastrophisme d’un certain nombre d’analyses contemporaines. Elles se donnent un avenir qui, faute de pouvoir être pré-déterminé, est pour ainsi dire contenu dans le présent, autrement dit prévisible. Or, un tel futur ne requiert aucune anticipation imaginative, aucune projection: il n’est que la déduction du présent. D’où la question: comment l’histoire peut-elle continuer ? Comment va se terminer le processus d’accélération? Mais est-ce la bonne question ou tout au moins la seule possible? Si la société est, par essence, constituée temporellement, son devenir est-il inscrit de manière inéluctable dans l’accélération de l’accélération ou dans l’intensification de la désynchronisation?
Les mutations qualitatives qui touchent l’expérience contemporaine sont telles qu’on peut souscrire à l’idée que nous sommes confrontés à un processus de détemporalisation au sens où Koselleck parle de la temporalisation de l’expérience historique advenue avec la modernité: le temps lui-même a une qualité historique. Ce « n’est plus dans le temps, mais par le temps que l’histoire se déroule désormais; le temps est dynamisé jusqu’à devenir lui-même un moteur de l’histoire ». Dynamisé en force, le temps devient l’acteur de l’histoire. L’histoire est pensée comme un processus orienté, où le futur est valorisé comme l’aboutissement d’un progrès. Mais l’histoire est surtout une tâche à accomplir et l’homme en est l’auteur.
Est-il concevable d’envisager de manière positive l’incertitude de l’avenir et de partir de cette hypothèse pour inverser la démarche? Comment donner sens et forme à l’incertitude pour en faire un espace de possibilités ouvert? La figure de la crise actuelle, pourtant liée aux processus de dé-temporalisation et de dé-synchronisation, renforce paradoxalement l’idée que le temps est l’élément constitutif de l’existence sociale et politique et que la politique implique autant la maîtrise ou l’organisation du temps que celle de l’espace. Dans cette perspective, assumer l’incertitude - y compris celle du futur – c’est tout simplement comprendre ce qu’est une politique démocratique ou plus exactement ce qu’elle ne peut pas ne pas être. La recherche de certitudes définitives lui est radicalement étrangère, d’où l’insatisfaction qu’elle engendre inévitablement et qui concerne tout autant le caractère fuyant et inassignable des idéaux que la capacité des individus à les investir ou à les réinvestir dans un processus inachevable.
Bien évidemment, le temps où nous vivons nous confronte à de nouveaux modes de dissolution de la certitude: les effets paradoxaux de la mondialisation, les développements insaisissables du capitalisme financier, l’insécurité sociale croissante, l’épuisement des modalités traditionnelles de l’action politique, la sémantique de la flexibilité qui s’étend bien au-delà de la sphère des conditions du travail… Envisagée sous l’angle de la dé-synchronisation, la confusion et la perte des repères touchent maintenant à la durée vivante des sociétés occidentales. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons que la politique démocratique ne peut agir qu’en se revendiquant d’un savoir faillible. Plus encore: le fait que la politique se déploie à l’ombre de la contingence est une matrice de la réflexion et de l’action politique, même si la désintrication du rapport entre savoir et pouvoir est aujourd’hui portée à son paroxysme avec la fragmentation des temps.
Or, la focalisation sur le lien consubstantiel entre une politique démocratique et la reconnaissance assumée d’un futur incertain va précisément à l’encontre de toute perspective décliniste ou catastrophiste. D’où l’idée qu’une éventuelle réinvention politique ne peut passer que par la réappropriation d’un futur aujourd’hui « confisqué » pour reprendre l’expression de Daniel Innerarity. « Confisqué » par l’inflation du présent, le futur est devenu objet de défiance voire d’aversion du fait de son incertitude. S’il est aujourd’hui un problème et non une source ou un vecteur d’espérance, c’est parce qu’il a cessé d’être désirable: il est devenu synonyme d’insécurité et on y projette dans le désordre des espoirs et des peurs en tous genre. Nous sommes ainsi passés de l’idée eschatologique d’un futur indépendant de nous, extérieur à toute emprise humaine, à celle d’un futur domestiqué et maîtrisé puis à un futur dont nous reconnaissons l’opacité. La solution ne consiste ni à opérer des déductions continuistes à partir du présent ni à tenter de planifier l’avenir de façon déterministe pour échapper à son caractère imprévisible et pas davantage à le projeter dans un idéalisme redevenu u-topique.
Le rappel de ce qui noue la politique démocratique à la contingence et à l’incertitude - à commencer par l’incertitude du futur - donne à la crise une force contraignante qui oblige à inverser la démarche. Elle n’est plus (ou plus seulement) l’aboutissement de processus inéluctables mais le point de départ d’une série de retournements: comment passer du discrédit des figures incertaines à leur possible positivité? Comment penser la façon dont la crise se déploie en avant (aval) d’elle-même? D’autres dispositions subjectives pourraient se faire jour face à un futur incertain qui ne serait plus habité par la peur et l’insécurité. Prendre acte d’un non-savoir - dont il faut souligner quil est le propre de l’existence démocratique – et se demander comment il se confronte aujourd’hui aux nouvelles formes de dissolution de la certitude, ce serait passer d’une crise de certitude à une expérience d’incertitude.
3- Or, et c’est là, selon moi, le troisième point fondamental, ce qui caractérise la notion de « crise », c’est qu’elle lie indissolublement la réalité objective et l’expérience que nous en avons. La crise est aussi le vécu de l’homme moderne. Et si aujourd’hui, après la perte d’un certain nombre d’espérances séculières, nous sommes tenus de reprendre en charge la question du « tout de l’histoire », il ne s’agit pas d’un problème théorique et spéculatif: il a également trait à une expérience existentielle. Les dilemmes qui s’attachent à la condition temporelle des hommes, aux modalités de leur existence historique, à la façon dont ils pensent et vivent le lien entre le passé, le présent et l’avenir n’appellent pas (ou pas seulement) une élaboration conceptuelle. Car il existe des réalités et des objets de pensée qu’aucun concept, dans son univocité, ne parvient à atteindre.
Comment alors « dire » ce dont le concept ne peut rendre raison? La crise, précisément, n’est pas un concept mais une métaphore: transporté de la sphère judiciaire au domaine médical, le terme a gagné la quasi-totalité des domaines de l’existence. Son statut métaphorique est l’expression d’un vécu rétif à toute traduction purement conceptuelle et il ne doit pas être considéré comme un manque ou une déficience au regard d’une analyse « achevée ». Car les énoncés métaphoriques ne sont pas seulement des formes imparfaites, provisoires, en attente d’une pleine élucidation théorique. On peut, à l’inverse, penser qu’ils font sens dans une réflexion philosophique qui ne prétend pas à une objectivation intégrale de la réalité à l’aide de concepts parfaitement définis. Des expressions métaphoriques - telle la « crise » - portent au jour des orientations pratiques - et même vitales - qui ne peuvent se cristalliser en concepts purs. Elles offrent à la pensée une dimension d’intelligibilité, une « réserve de sens » qui nourrit l’analyse conceptuelle. Car l’usage de certaines métaphores fondamentales (« absolues » pour reprendre l’expression de Hans Blumenberg) répond à des interrogations réputées « naïves », auxquelles il n’existe pas de réponse définitive (théorique, conceptuelle, scientifique). Elles sont pourtant impossibles à éluder car elles sont au fondement de l’existence.
Si la modernité est non seulement un projet inachevé mais un projet inclôturable au sein duquel l’homme doit s’orienter, c’est en rencontrant la question du « tout » de l’histoire et de la politique qu’il se trouve du même coup confronté à la crise comme à un horizon de sens incontournable. Mais - quelles que soient son intensité et sa dureté - la force contraignante de la crise ne signe pas l’aboutissement d’un processus inéluctable, elle ne nous enferme dans aucune fatalité. C’est aussi la raison pour laquelle nous pouvons confronter deux métaphores de l’existence contemporaine.
La première est celle de la cage d’acier, par laquelle Max Weber voulait rendre compte des contraintes qui pèsent sur l’homme moderne. Pour Weber, la cage ne désigne pas seulement l’ensemble des contraintes extérieures qui enferment l’homme moderne mais son adaptation méthodique aux situations qu’il rencontre. Par là se trouve posée la question du type d’homme intérieurement façonné par l’esprit du capitalisme, de l’habitus qui le porte à calculer en fonction des contraintes d’efficacité et de rentabilité. La cage d’acier renvoie ainsi à l’ensemble des dispositions qui font que l’homme moderne s’y trouve enfermé comme dans un « habitacle »: elle est la demeure où il naît, où il doit vivre et à laquelle il ne peut rien changer, du moins en tant qu’individu. Si la cage est aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de soi, la métaphore doit rendre sensible à la fois la réalité de la crise, la manière dont nous la percevons et notre vécu.
Nous héritons à notre tour de la question du « tout de l’histoire » dont avait hérité la modernité « triomphante » et nos interrogations tournent aujourd’hui – tel est le sens de la crise - autour de l’exigence d’un réinvestissement de positions devenues vacantes. La perte des repères du jugement, l’épuisement des réponses traditionnelles quant aux orientations vers l’avenir, l’intensification de l’accélération, la perception d’une incertitude portée à un point extrême: ces caractéristiques affectent la quasi-totalité de notre expérience contemporaine et témoignent de mutations fondamentales. Nous sommes fondés à nous demander - sans pouvoir y répondre de façon satisfaisante - si elles marquent un seuil d’époque ou si elles radicalisent et exacerbent le régime de crise qu’est structurellement la modernité. Aucun présent ne peut en effet revendiquer un rapport transparent à lui-même et, à cet égard, les discours de crise, si symptomatiques soient-ils, ne dissipent aucune opacité.
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là: il est plutôt dans la reconnaissance d’un paradoxe essentiel: une époque - et a fortiori la nôtre - hérite de problèmes qu’il lui appartient d’inventer. Il ne s’agit pas seulement de répondre à des questions déjà posées mais de comprendre que celles qui nous sont léguées font émerger ou surgir des interrogations inédites.
Les enjeux d’une telle approche ne sont pas seulement théoriques: ils sont d’ordre existentiel et leur teneur est à la fois intellectuelle et affective. C’est à cette constance anthropologique que répond la formule lapidaire de Blumenberg dans La légitimité des temps modernes: ce qui s’impose, c’est de « savoir à nouveau ce qui a déjà été su ». Cette récurrence du « savoir à nouveau » n’est pas une répétition et surtout elle est en excès par rapport à des formes purement conceptuelles. En effet, les questions relatives au sens de l’existence, à l’anticipation du futur, à la place de l’homme dans le monde comportent une part d’indécidable. Elles relèvent d’une « inconceptualité » qui, loin de signaler un manque ou un déficit, renvoie à une plasticité imaginative commune à la métaphore et à la fiction. Il y a des questions qui portent sur des réalités inconnaissables par « expérience » (au sens kantien du terme) et pourtant impossibles à ignorer car nous sommes pris en elles: il en va ainsi du monde, de l’existence ou du temps. Résistant à toute réduction conceptuelle parce qu’elles excèdent les conditions de l’objectivité, elles appellent l’expression métaphorique qui énonce une autre forme de relation au monde.
Que la modernité, du fait de son absence d’univocité, consonne avec l’expression métaphorique, que la crise soit peut-être une métaphore absolue de l’époque contemporaine: telle est l’hypothèse qui a été avancée au terme de mon livre La crise sans fin. La métaphore, on l’a vu, n’est pas une simple figure rhétorique. Et si elle est une innovation sémantique, c’est d’abord parce qu’elle rend compte d’une expérience, du rapport existentiel que l’homme entretient avec le monde et la réalité qui l’entourent. Le discours métaphorique de la modernité est tout aussi révélateur que son discours conceptuel ou « philosophique » au sens étroit du terme. Il a trait à un horizon de sens inexprimé au sein duquel l’homme doit se mouvoir et s’orienter, de façon pratique et pragmatique autant sinon plus que théorique.
La « crise », dit la difficulté de l’homme moderne et contemporain à se situer face à la question du « tout de l’histoire », à un moment où l’incertitude lui apparaît portée à son point extrême. Il n’y va pas seulement du « polythéisme des valeurs », de l’impossibilité de postuler un sens global dans un monde livré à l’absence de toute signification close et univoque. Il y va aussi du sens de la métaphore vive comme capacité de résistance à l’entropie et à l’absolutisme d’une réalité perçue comme écrasante. En définitive, si la vérité métaphorique de la crise peut elle-même s’énoncer sous diverses variantes, c’est à nous qu’il revient de choisir une certaine orientation dans le monde, un fil conducteur en quelque sorte: en nous installant soit dans la cage soit dans la brèche.
Notes
1Philosophe. Agrégée de philosophie. Professeur des Universités à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Chercheur associé au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po), elle enseigne également à l’école doctorale de Sciences Po Paris. Spécialiste de philosophie éthique et politique, elle a travaillé autour de Hannah Arendt, Paul Ricoeur, Claude Lefort. Ses recherches portent depuis plusieurs années sur l’intelligence du « contemporain . Ses derniers ouvrages ont eu pour objet la question du mal politique, la crise de l’autorité, la place de la compassion en politique, la critique de la démocratie, l’expérience moderne et contemporaine du temps. Auteur de La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, Paris, 2012.
2 H.R. Jauss, Esthétique de la réception, p. 158, trad française, Gallimard, Tel, 1990
3 Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, trad. française Gallimard, 1999, p 531
4 Foucault, Dites et écrits, Gallimard, tome 4, « Structuralisme et post-structuralisme », p 448-449
5 Expression empruntée à Paul Virilio
6 Condition de l’homme moderne, trad. franç., Calmann-Lévy, 1983, p 277