Ausgabe 1, Band 4 – Mai 2008
L’invention d’une politique non souveraine:
Arendt et l’espoir européen
Jean-Claude Poizat
Introduction: bref aller-retour entre l’Europe et l’Amérique
En réalité, un double problème se présente à nous ici : (a) Arendt a très peu parlé de la construction européenne ; (b) quand elle en a parlé, c’est de façon souvent très succincte et pessimiste.
L’Europe semble souffrir aux yeux d’Arendt de la comparaison avec les Etats-Unis. En effet, les Américains semblent selon elle avoir réussi là où les Européens auraient échoué. Bien plus, Arendt considère que la formation des Etats-Unis, en tant que grande nation démocratique, pluraliste et respectueuse de la diversité culturelle, sont en définitive la plus grande réussite européenne.
En revanche, du point de vue européen, la conscience de cette réussite est généralement occultée, comme le souligne Arendt, par d’autres considérations : « Aujourd’hui, cette conception brille par son absence dans l’image que l’Europe se fait de l’Amérique » (ibidem, p. 181). Elle en inventorie les raisons : l’isolationnisme américain, l’opulence américaine, la politique étrangère américaine etc.
On pourrait donc en conclure qu’il va être bien difficile de parler de l’ « espoir européen » à partir de ces considérations d’Arendt – à moins de considérer que l’espoir d’une construction politique permettant de dépasser les apories du cadre politique de l’Etat-nation n’ait été déjà réalisé depuis longtemps, depuis un peu plus de deux siècles, dans ce que les Européens ont appelé le « Nouveau Monde » ; à moins d’affirmer que l’espoir européen d’une politique non-souveraine aurait été réalisé par les Etats-Unis d’Amérique !
Qui plus est, les relations entre l’Europe et les Etats-Unis ne sont pas sans effet sur l’histoire de ces deux parties du monde, de sorte qu’aujourd’hui, l’histoire de l’Europe est largement influencée, comme par un effet en retour, par cette construction politique qu’elle a créée de toutes pièces de l’autre côté de l’Atlantique.
Or cette influence aurait selon Arendt des effets politiques pervers: « S’il est vrai que tout nationalisme (chose qu’il faut bien sûr distinguer de la naissance d’une nation) commence avec un ennemi commun, réel ou fabriqué de toutes pièces, alors l’image que l’Europe se fait de l’Amérique pourrait bien marquer le début d’un nouveau nationalisme paneuropéen » (ibidem, p. 185). Elle ajoute encore : « Dans les délibérations populaires (non certes dans les délibérations des hommes d’Etat à Strasbourg), le mouvement en faveur d’une Europe unie a récemment accusé des aspects nettement nationalistes. La frontière qui sépare cet européanisme anti-américain des efforts tout à fait nécessaires et salubres pour fédérer les nations européennes s’estompe encore du fait que les derniers représentants du fascisme européen se sont ralliés à cette cause » (ibidem., p. 186). Arendt poursuit même un peu loin en rappelant que le dernier projet en date pour « liquider le système désuet de l’Etat-nation européen et bâtir une Europe unie » a été mis en œuvre par Hitler (ibidem).
En clair, par une sorte d’effet en retour dont l’histoire humaine est coutumière, le projet de la construction européenne risquerait d’être contaminé aujourd’hui (c’est-à-dire en 1954) par le fantasme de construire une sorte de super-Etat-nation européen (une « Europe-puissance »), conçu en opposition à un ennemi, réel ou supposé - à savoir ce qui est souvent considéré, vu d’ici comme un super-Etat-nation continental : les Etats-Unis.
L’histoire ultérieure de la construction européenne a-t-elle démenti les craintes d’Arendt ? Le risque d’une réintroduction du principe stato-national au cœur du projet de la construction européenne a-t-il été conjuré à ce jour ? Le sera-t-il dans l’avenir ?
Arendt elle-même ne répond évidemment pas à ces questions qui sont largement laissées en-dehors du champ de sa réflexion.
Mais il va de soi que si c’était le cas (si ces craintes étaient avérées), elles iraient à l’encontre de l’idée qu’Arendt se fait de la politique, à l’encontre de l’idée qui gouverne toute la pensée politique d’Arendt : à savoir le dépassement de l’Etat-nation comme forme politique inappropriée et néfaste, en tant qu’elle repose sur une fausse conception du pouvoir assimilé à la souveraineté.
Par conséquent, nous allons nous efforcer dans le présent exposé :
- d’une part (I) de rappeler en quoi consiste la critique arendtienne de la souveraineté, afin de dégager le sens d’une pensée et d’une pratique politiques non souveraines qui correspondent à ses vœux;
- et d’autre part (II) de voir en quoi ce concept de politique non souveraine pourrait s’appliquer au projet de construction européenne, ou plutôt aux idées et aux principes qui le gouvernent – étant entendu qu’il s’agit là de pures spéculations, Arendt ayant très peu réfléchi et écrit sur la construction européenne en tant que telle.
I. La critique de la souveraineté et l’invention d’une politique non souveraine dans la pensée d’Arendt
La question de la souveraineté est au cœur de la pensée politique d’Arendt. Tout au long de son œuvre, Arendt s’est livrée à une critique radicale de la notion de souveraineté, en s’efforçant d’exclure ce concept du champ de la pensée politique : elle affirme en effet que ce concept n’est pas pertinent pour penser le pouvoir.
Nous aborderons donc successivement ces deux points : 1) la critique arendtienne de la souveraineté ; 2) la conception arendtienne du pouvoir ou du politique.
1) La critique arendtienne de la souveraineté
Pour bien comprendre le sens du concept de souveraineté (tel que l’analyse Arendt tout au moins) il faut en faire une généalogie qui remonte aux sources les plus anciennes de la pensée politique occidentale.
La doctrine de la souveraineté nous renverrait en fait, selon Arendt, à une double réflexion portant à la fois sur la tradition politique moderne, et sur une pensée du sujet comme être doté de volonté qui remonte en aux origines de la pensée chrétienne (du moins à la fondation paulinienne).
Nous rappellerons ici brièvement ces deux points de façon séparée : (A) l’analyse par Arendt de la pensée paulinienne du sujet voulant ; puis (B) l’analyse par Arendt du concept de souveraineté dans la pensée politique moderne (et plus précisément dans la théorie politique de Rousseau).
A. L’analyse arendtienne de la pensée paulinienne du sujet
L’analyse d’Arendt consiste ici en une double critique.
D’une part, la pensée chrétienne en général (ainsi que la pensée stoïcienne qui porte aussi une part de responsabilité dans cette histoire) a introduit un principe nouveau dans l’histoire de la pensée philosophique occidentale, principe appelé « volonté » et qui a eu pour principal effet (et/ou pour but) d’attirer toute l’attention de la pensée sur l’ « intériorité » de l’homme au détriment du monde extérieur, c’est-à-dire en particulier de l’espace politique de la cité (ou polis) correspondant à l’expérience de la démocratie athénienne (dont on sait l’importance qu’elle a dans la pensée d’Arendt).
D’autre part, dans le cas de saint Paul en particulier, la pensée chrétienne a fait de la volonté une volonté scindée en deux en raison de l’analyse paulinienne du rapport de l’homme à la loi morale.
Ici, il convient de préciser un peu les termes de l’analyse arendtienne du passage de l’Epître aux Romains (chapitre 7) consacré à la question de la Loi - c’est-à-dire la Loi de Moïse, une Loi divine qui constitue le pilier de la vie éthique et politique, mais une Loi qu’il convient selon Paul de suivre non plus selon la lettre (comme le font les Juifs) mais selon l’esprit. Saint Paul conçoit la Loi comme un commandement qui s’adresse à la volonté de l’homme. Or le commandement de la loi est par sa nature même « équivoque », dans la mesure où, en m’interdisant de commettre un péché, la loi me fait connaître du même coup la possibilité du péché que j’ignorerais sans elle.
Arendt reprend donc l’analyse paulinienne dans l’Epître aux Romains (Livre 7), que nous citerons pour mémoire : « Qu’est-ce à dire ? Que la Loi est péché ? Certes non ! Seulement je n’ai connu le péché que par la Loi. Et de fait, j’aurais ignoré la convoitise si la Loi n’avait dit : Tu ne convoiteras pas ! ».
Sans rentrer dans les détails de l’analyse, on retiendra ici ce qui constitue le point décisif aux yeux d’Arendt, à savoir la scission de la volonté qui tend à s’opposer à elle-même, à susciter un combat intérieur de l’homme contre lui-même, combat entre les penchants et le commandement de la Loi. Or l’issue de ce combat ne pourra être, pour l’homme libre que la conquête de la maîtrise de soi, de la domination de soi, ou ce qui revient au même, de la domination de l’esprit contre la chair (la « chair » désignant ici non le corps mais une « métaphore de la résistance intérieure » de l’homme contre lui-même, comme le précise Arendt).
En résumé, c’est cette structure de la division intérieur de l’homme, et du combat contre soi-même, lequel doit conduire à la maîtrise de soi (de ses penchants par l’esprit qui commande) qu’Arendt retient comme étant à l’origine même de notre conception politique moderne de la souveraineté.
On ne s’attardera pas davantage ici sur les aspects politiques de la pensée politique de Paul (et Arendt ne s’y attarde pas non plus), car il est évident qu’une pensée politique qui s’appuie sur de telles prémisses philosophiques ne peut conduire qu’à une conception basée sur l’idée de la souveraineté, c’est-à-dire sur une conception du pouvoir comme domination - comme exercice d’une puissance de commandement de la part d’institutions étatiques sur un peuple censé lui obéir. Dans l’Epître aux Romains, Paul déclare ainsi (l’Epître aux Romains, Livre 13) : « Que chacun soit soumis aux autorités constituées ».
B. L'analyse arendtienne du concept de souveraineté dans la pensée politique moderne
Passons maintenant à la critique arendtienne du concept de souveraineté dans la pensée politique moderne. On trouve une telle critique dans l’article « Qu’est-ce que la liberté ? » faisant partie du recueil de La Crise de la culture (particulièrement aux pages 212-213-214).
Arendt attribue au philosophe Jean-Jacques Rousseau la paternité du concept moderne de souveraineté : il serait « le représentant le plus cohérent de la théorie de la souveraineté, qu’il fit dériver de la volonté, de sorte qu’il put concevoir le pouvoir politique à l’image exacte de la volonté-pouvoir individuelle » (p. 212).
Arendt montre clairement ici la filiation qui conduit de la doctrine de la volonté comme « volonté-pouvoir » (comme domination de l’homme par lui-même, comme maîtrise de soi, et plus particulièrement comme maîtrise de ses penchants égoïstes par une raison qui commande) à la doctrine du pouvoir politique comme souveraineté, comme maîtrise du corps politique par lui-même.
Dans la théorie de Rousseau, c’est un pacte d’association (ou « contrat social ») qui crée la souveraineté : en se soumettant en tant qu’individus à la loi votée par tous (même si bien sûr tous ne votent pas dans le même sens, tous participent ou sont censés pouvoir participer au vote), les individus se soumettent à eux-mêmes en tant que sujets constituants du corps politique, en tant que citoyens, et ainsi (les « volontés particulières » étant dépassées dans la « volonté générale » - qui n’est pas la même chose que la « volonté de tous »), ils peuvent former un corps politique unitaire reposant sur l’idée que le pouvoir est synonyme de maîtrise de soi, sur l’idée que le pouvoir n’est rien d’autre que le commandement de soi-même par le peuple - et est de ce fait compatible avec la liberté du peuple.
Ainsi, la doctrine de la « volonté-pouvoir » est pour Rousseau au fondement même de l’institution politique. Il écrit en effet que celle-ci est : « un acte d’association qui produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables » (Du contrat social, Livre I, chapitre 6).
En bref, le concept rousseauiste de « volonté générale » nous renvoie à l’idée selon laquelle le corps politique formerait un seul grand individu, un sujet collectif, lequel se commanderait en quelque sorte lui-même, acquerrait la maîtrise de soi. Voilà pourquoi on peut dire, selon Arendt, que « Rousseau est le représentant le plus cohérent de la théorie de la souveraineté ».
Deux aspects sont ici à retenir selon Arendt :
- tout d’abord l’idée d’une division du corps politique entre soi et soi-même, d’une sorte de conflit (ou de guerre) de la société avec elle-même : soit la séparation que fait Rousseau entre les hommes considérés comme des individus séparés les uns des autres, et motivés par la seule recherche de leurs intérêts égoïstes, et les citoyens considérés comme des membres actifs du corps politique, et capables de se représenter la notion d’intérêt général - ne serait-ce qu’au travers de l’acte formel de voter, de participer au vote, même si dans son contenu ce vote n’exprime le plus souvent que l’intérêt immédiat et égoïste de l’individu ;
- ensuite l’idée que cette division ne peut être résolue ou surmontée que par l’institution d’une puissance publique, d’une force qui commande, d’un Etat exerçant sa domination sur les hommes – quand bien même ceux-ci peuvent également être considérés, comme on l’a rappelé, comme des citoyens, c’est-à-dire comme participant activement à cette force de commandement, ils sont néanmoins soumis à la loi commune.
Somme toute, la souveraineté politique moderne comporte deux idées principales qui sont au centre de la critique arendtienne :
1°) le pouvoir politique désigne la puissance de commandement qui est aux mains d’autorités instituées (nommément : de l’Etat);
2°) cette puissance de commandement est indivisible et unitaire, de sorte qu’elle ne peut être partagée ou divisée entre les membres du corps politique.
Or c’est bien cette conception de la souveraineté, et avec elles les deux implications que nous venons de rappeler, qu’Arendt a en quelque sorte dans sa ligne de mire :
« Là où des hommes veulent être souverains, écrit-elle en effet, en tant qu’individus ou que groupes organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la « volonté générale » d’un groupe organisé » (« Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, p. 214).
Et elle ajoute :« Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer » (ibidem).
2) la conception arendtienne du pouvoir (ou du politique)
On le comprend à partir de ce qui vient d’être dit, la pensée politique d’Arendt vise à dépasser une conception du pouvoir (ou du politique) qui s’est imposée durant toute la tradition de la philosophie politique depuis l’antiquité tardive (avec saint Paul) jusqu’à l’époque moderne ( en particulier avec Rousseau) et même au-delà, jusqu’à l’époque contemporaine : jusqu’à l’effondrement de toute la civilisation occidentale dans la barbarie nazie, au beau milieu du XXè siècle.
On pourrait même dire que la conception du pouvoir comme souveraineté fait corps avec toute la tradition de la philosophie politique, de sorte qu’il paraît extrêmement difficile d’en sortir. On mesure ici toute l’ambition d’Arendt, et le caractère exceptionnel de sa réflexion, au regard de ce qu’est la pensée politique occidentale des origines à nos jours.
Arendt tente de revenir en-deçà de ces deux sources que nous avons évoquées (la pensée paulinienne et la théorie rousseauiste) qui constituent finalement des origines assez tardives de la pensée politique occidentale, pour remonter à d’autres origines.
Comme on sait, la pensée d’Arendt puise aux sources de l’expérience grecque de la polis athénienne du Vè siècle avant Jésus-Christ. Comme on le sait moins, elle puise également à une autre source: la doctrine de Jésus de Nazareth. Enfin, elle puise également à la source de l’expérience politique des Romains.
En puisant à ces différentes sources qu’elle interprète de manière originale, Arendt s’efforce d’inventer une autre conception du pouvoir – conception qu’elle peut même à l’occasion désigner par le terme de souveraineté, à condition que l’on entende par là autre chose que ce que nous y avons vu jusqu’ici.
Citons ainsi un passage de la Condition de l’homme moderne : « La souveraineté toujours spécieuse quand la revendique une entité isolée, entité individuelle de la personne ou entité collective d’une nation, accède à une certaine réalité limitée lorsque des hommes se lient les uns aux autres par des promesses. La souveraineté réside dans l’indépendance limitée qui résulte de ces liens : indépendance par rapport au caractère incalculable de l’avenir, ses limites ne sont autres que celles qui tiennent à la faculté même de faire et de tenir des promesses » (p. 311-312).
Bref il y aurait une « mauvaise » souveraineté (la souveraineté comme puissance de commandement) et une « bonne » souveraineté.
Qu’est-ce que cette « bonne » souveraineté ? Il va de soi qu’aucune souveraineté ne peut être tenue pour bonne absolument, aux yeux d’Arendt, si ce n’est une souveraineté politique.
Mais la question en fait que se redoubler. Qu’est-ce que le politique ? Ou bien qu’est-ce que le pouvoir ? Nous n’allons pas trop nous étendre sur ce point qui est bien connu : le pouvoir désigne pour Arendt le fait que des hommes agissent ensemble au sein de ce qu’elle nomme « le réseau des relations humaines » (CHM, p. 241). Ou plutôt, ce « réseau des relations humaines » n’est lui-même rien d’autre que ce qui se forme entre des individus dans la mesure où il acceptent d’agir ensemble.
La théorie arendtienne du pouvoir tient tout entière dans sa conception originale de l’action, conception selon laquelle l’action est une entreprise sans finalité, à la fois irréversible et imprévisible, qui a essentiellement pour rôle et pour effet de révéler celui qui agit (l’ « acteur » ou le « qui ») à lui-même et aux autres, donc d’instituer un « espace d’apparence », et qui de ce fait échappe en grande partie à la maîtrise (ou à la souveraineté) de cet acteur.
Il est important ici de souligner que la question de la réussite ou de l’efficacité de l’action est considérée par Arendt comme secondaire par rapport à la question du « pouvoir de révélation » de l’action.
En effet, si l’action est non souveraine, c’est avant tout parce qu’elle repose sur la condition de pluralité : l’action ne peut surgir qu’en s’inscrivant dans un réseau de relations humaines qui a pour effet de la soustraire à la maîtrise d’une seule personne, en formant ainsi le tissu d’une histoire partagée.
Bref, pour Arendt, l’action est per definitionem, non souveraine : c’est là le point décisif qu’il nous faut avant tout retenir.
En somme, on retiendra que le politique (ou le pouvoir), au sens d’Arendt, comporte deux implications majeures qui la situent aux antipodes d’une théorie de la souveraineté au sens classique :
1°) le pouvoir ne désigne pas une autorité instituée qui représenterait une puissance de commandement suprême (à savoir, dans la théorie politique moderne, l’Etat) et imposerait l’obéissance à des individus qui lui seraient soumis, mais le simple fait que des hommes agissent;
Remarque : chez Arendt, le pouvoir est étroitement lié à l’action, car le pouvoir est toujours un pouvoir en acte, et ce au double sens du terme : (a) il n’existe qu’autant que des hommes agissent et il cesse d’exister lorsqu’ils cessent d’agir; (b) il n’existe pas en puissance, comme une potentialité de l’action qui la précéderait; en d’autres termes, Arendt récuse la distinction aristotélicienne entre la puissance (dynamis) et l’acte (energeia) : chez Arendt, ce n’est pas la puissance (ou le pouvoir) qui précède l’action, mais c’est au contraire l’action qui précède la puissance ou le pouvoir, dans la mesure où elle ouvre des possibles (risquant d’ailleurs à ce titre de dégénérer en un processus susceptible d’échapper aux acteurs);
2°) le pouvoir, dans la mesure où il désigne le fait que des hommes agissent ensemble (ou interagissent), est toujours un pouvoir dans les conditions de la pluralité, il implique toujours un partage (au double sens du terme : à la fois séparation et mise en commun) entre plusieurs personnes qui se distinguent les unes des autres, tout en se reconnaissant comme égales ;
Remarque : cette condition de pluralité entraîne deux conséquences importantes: (a) en raison de la condition de pluralité, la communauté politique formée par les hommes qui agissent ensemble ne peut jamais se refermer sur elle-même ni fusionner de façon à former une sorte de grands corps unitaire, pas plus que cette communauté politique ne saurait être aux mains d’un seul individu : le pouvoir politique ne pouvant être confondu avec la souveraineté d’un sujet, qu’il soit individuel ou collectif ; (b) cette condition de pluralité implique la reconnaissance de la différence ou de la diversité, sans que la différence n’entraîne la division absolue de la communauté politique en factions ennemies (comme dans la guerre), et sans qu’elle n’entraîne non plus l’ « atomisation » de la société en individus poursuivant des buts purement utilitaires et égoïstes (comme dans la vie économique): s’il est vrai que le pouvoir comporte une dimension polémique, la guerre en est la négation.
C’est donc en partant de ces deux caractéristiques qui caractérisent le politique en un sens non souverain que l’on peut tenter à présent de voir quelle Europe pourrait être conforme aux aspirations d’Arendt.
II. Que devrait-être une construction politique européenne conforme au concept arendtien de politique non souveraine?
Il est clair, étant donné les citations que nous avons rappelées plus haut (en introduction) concernant les vues d’Arendt sur l’Europe que ses préférences vont à une Europe construite sur des bases supranationales et fédérales. Et il est également clair qu’Arendt voit dans les Etats-Unis d’Amérique le modèle de ce qui peut et doit être fait en Europe.
L’idée arendtienne d’une Europe fédérale semblait rejoindre les vues des « pères fondateurs » de l’Europe (appelés ainsi par analogie avec les « founding fathers » américains : Washington, Jefferson, Hamilton, Madison, dont Arendt a fait un éloge très appuyé dans On Revolution), parmi lesquels Jean Monnet occupait le premier rang (suivi de Robert Schumann, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak…).
De fait, tout le processus de la construction européenne, depuis la création de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) en avril 1951, jusqu’au traité de Maastricht en février 1992 (sans oublier certains « accident de parcours », depuis le rejet de la CED par l’Assemblée Nationale française en août 1954, jusqu’au rejet du Traité constitutionnel en mai 2005) est animé par cette même idée chère à Jean Monnet : le dépassement du vieux principe de la souveraineté nationale des Etats par un principe fédéral de supranationalité.
Il convient d’insister sur ce point : ce que l’on appelle la « méthode Monnet » concernant la construction européenne désigne un processus reposant sur des dispositifs économiques visant à faire fusionner les souverainetés nationales, autrement dit à les faire disparaître à plus ou moins longue échéance, et non à créer les conditions d’une coopération entre les Etats-nations européens (on oppose parfois les termes de fédération et de confédération pour distinguer ces deux modèles).
Dans le « mémorandum Monnet » du 3 mai 1950, à l’origine de la création de la CECA, celui-ci déclarait en effet : «Il faut donc abandonner les formes passées et entrer dans une voie de transformation, à la fois par la création de conditions économiques de base communes et par l’instauration d’autorités nouvelles acceptées par les souverainetés nationales. L’Europe n’a jamais existé. Ce n’est pas l’addition des souverainetés réunies dans des conseils qui crée une entité. Il faut véritablement créer l’Europe ».
Or à l’heure où nous parlons, il semble que l’élan européen des origines, que la « méthode Monnet » et la stratégie de l’engrenage économique se soient grippés, tandis que les réflexions habermassiennes sur le postnational se seraient un peu taries, au vu des dernières évolutions politiques.
Déjà en 1992, le débat autour du traité de Maastricht avait montré un clivage idéologique fort entre souverainistes et fédéralistes, et le 29 mai 2005 a marqué l’émergence d’une certaine volonté des peuples (du moins en France et aux Pays-Bas) de mettre un coup d’arrêt à une machine perçue comme technocratique et manquant par conséquent de légitimité démocratique.
Quelle serait alors l’utilité de revenir à Arendt dans ce contexte ? Il s’agirait pour nous de tenter d’éclairer le sens du fédéralisme arendtien, en montrant, une fois de plus, son originalité par rapport à la tradition de la pensée politique moderne.
Nous avons rappelé précédemment les deux dimensions du politique tel qu’Arendt le conçoit : le domaine politique est le domaine de l’action, et cette action ne peut exister que dans les conditions de la pluralité. Or ces deux points permettent d’éclairer à la fois certaines orientations de la construction européenne telle qu’elle s’est fait historiquement, et certains risques qui semble-t-il la menacent.
Le rejet arendtien de l’idée de souveraineté de l’Etat-nation conduit à un double refus :
1) D’ une part le refus de considérer le corps politique comme formant un tout unitaire, comme formant un seul grand corps susceptible d’avoir une « volonté » unanime : le refus de l’Etat comme puissance de commandement indivisible.
A ce titre, Arendt rejoint l’idée traditionnelle du fédéralisme politique telle qu’on en trouve une conceptualisation par exemple chez Montesquieu, dans le chapitre 9 de l’Esprit des lois : la « république fédérative » désigne selon lui «une convention, par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un Etat plus grand qu’ils veulent former ». Le fédéralisme conçoit ainsi le corps politique comme étant à la fois un et pluriel. A cet égard, les Etats-Unis (dont la devise nationale est e pluribus unum, comme le souligne à maintes reprises Arendt) fournissent, une fois de plus, un modèle, dans la mesure où ils montrent l’exemple d’un système politique fédéral qui, selon Arendt, est plutôt réussi. Elle analyse ainsi ce système dans l’Essai sur la révolution de 1963, en remontant aux sources de la Constitution de 1787 telle qu’elle a été conçue par les « founding fathers ». Dans le système fédéral, le partage du pouvoir est constitutionnellement garanti entre la Fédération et les Etats membres. De plus, les rapports entre l’Etat fédéral et les différents Etats de l’Union placent la constitution au cœur de l’exercice même du pouvoir : en reposant avant tout sur un texte de loi (la loi fondamentale), le pouvoir ne renvoie plus à la volonté unanime d’un peuple un et souverain.
Or le système fédéral est structurellement menacé par deux tendances antagonistes, à savoir une force centripète qui tendrait à imposer un pouvoir central fort au détriment de la périphérie (et donc à réintroduire le principe de la souveraineté nationale au centre de la Fédération), et une force centrifuge qui tendrait à laisser aux Etats membres de la Fédération une autonomie de plus en plus grande - et donc à réintroduire la souveraineté au niveau des Etats membres.
De ce point de vue, il est clair que si la tendance à concevoir l’Europe davantage comme une confédération d’Etats-nations que comme une fédération proprement dite s’affirme comme une tendance bien réelle dans l’histoire récente de la construction européenne, la tentation inverse n’en est pas moins présente : à savoir de constituer une sorte de super-Etat-nation à l’échelle du continent européen, ce que le philosophe Etienne Balibar nomme une « Europe-puissance » – ce qui serait également contraire au fédéralisme.
Or, quoi qu’il en soit de ces questions, si l’on veut conjurer le spectre du retour à (ou de la persistance de) l’idée de souveraineté à l’échelle européenne, ce n’est pas seulement au niveau de la technique institutionnelle que doit se placer la réflexion politique selon Arendt.
2) Arendt est conduite, d’autre part, au refus de considérer le pouvoir comme étant aux mains d’une autorité constituée quelle qu’elle soit, indépendamment de la réalité politique effective que constituent les hommes agissant.
Ainsi, pour Arendt, ce n’est pas tant du côté de la technique institutionnelle, des autorités instituées (même appelées « fédérales ») qu’il faut rechercher la solution des problèmes politiques modernes, que du côté des hommes eux-mêmes en tant qu’ils sont instituants, qu’ils instituent le politique comme tel par leurs actions. Or c’est seulement en tant que tels, en tant qu’ils agissent que les hommes, selon Arendt, forment une communauté politique. Autrement dit, le pouvoir ne repose pas sur l’idée de nation, que celle-ci soit comprise (a) de façon romantique, comme l’ensemble des caractères hérités qui définissent un groupe social donné, caractères raciaux, culturels, religieux ou autres ; ou (b) de façon rationaliste (conformément à la pensée moderne des Lumières) comme l’ensemble de ceux que le système juridico-politique (ou l’Etat) désigne comme citoyens. En effet, sont considérés comme « citoyens », dans la terminologie d’Arendt, ceux (et seulement ceux) qui agissent ensemble au sein d’un espace d’apparence. Ainsi la conception arendtienne de la « citoyenneté » n’a pas grand-chose à voir avec l’idée classique que la philosophie politique pense sous ce vocable, c’est-à-dire l’ensemble des individus qui sont membres de l’Etat et qui à ce titre forment le « peuple » ou la « nation » : la citoyenneté est pour Arendt une citoyenneté en acte, qui n’existe qu’autant que des hommes agissent de concert et qui disparaît aussitôt qu’ils cessent d’agir ensemble.
Ceci entraîne trois conséquences importantes :
(a) la communauté politique n’est pas la même chose que la communauté nationale, ni au sens ethno-culturel du terme « nation », ni même au sens civique que ce terme a en France;
(b) la frontière séparant les « citoyens » des « non citoyens » n’est pas une frontière figée par l’histoire ni par le droit, mais une frontière mouvante qui épouse les formes sans cesse renouvelées du combat politique ;
(c) la communauté politique instituée par l’action implique de façon structurelle la reconnaissance de la pluralité, tant en son sein, que par rapport à d’autres communautés politiques.
Si l’on voulait prolonger les remarques précédentes afin de chercher à leur donner une traduction institutionnelle concrète (ce qui paraît assez difficile), on pourrait énoncer les quelques règles générales suivantes:
(a) les institutions politiques européennes, loin de fonder leur pouvoir sur des communautés ethno-culturelles héritées des anciens Etats-nations, ou sur des groupes sociaux institués, doivent fonder leur pouvoir exclusivement sur des « communautés » formées par le regroupement d’hommes agissant de concert (sur des communautés politiques au sens arendtien);
(b) les institutions politiques européennes doivent épouser les contours mouvants de revendications politiques toujours nouvelles, liées à l’émergence de communautés politiques toujours nouvelles - à l’encontre de toute idée de clôture de la communauté politique sur elle-même, laquelle aurait pour effet de produire sans cesse des « sans-droits », des « apatrides » ou des « sans-Etats » à ses marges ;
© les institutions politiques européennes doivent permettre à toutes ces communautés et à tous ces groupes auto-institués de participer au pouvoir, au même titre les uns que les autres (c’est-à-dire sans qu’aucun ne se voit accorder un statut de « minorité » par rapport à une - ou plusieurs autres – communauté(s) considérée(s) comme « majoritaire »).
Conclusion
Il est vrai que la réflexion politique d’Arendt demeure inaboutie, particulièrement en ce qui concerne la réflexion institutionnelle, et plus précisément en ce qui concerne sa conception du fédéralisme. Qui plus est, Arendt ne s’est pas intéressée de près à la construction européenne telle qu’elle se poursuit depuis plus de cinquante ans.
Il n’empêche que l’on peut tout de même tenter d’esquisser, à partir de la pensée d’Arendt, comme nous avons tenté de le faire, les grandes lignes d’un projet politique européen qui permette de dépasser le nationalisme et les apories de la pensée politique moderne.
Ainsi, l’Europe ne saurait être respectueuse des libertés des citoyens, au sens où l’entend Arendt, que si elle permet de reconnaître et d’affirmer la conception originale de la citoyenneté en acte qu’elle préconise.
Ou autrement dit : les institutions politiques européennes ne sauraient être réellement fédérales au sens d’Arendt que si elles prennent en compte ce sens particulier de l’action qui constitue le cœur de sa pensée politique.
Publié en Hannah Arendt. Crises de l’état-nation. Sous la direction de Anne Kupiec, Martine Leibovici, Géraldine Muhlmann, Etienne Tassin, Paris : Sens&Tonka, 2007.
Nous remercions la maison d'édition pour l'autorisation de la reproduction
Notes
1Conformément selon nous à l’ambition de la pensée d’Arendt qui consiste à tenter d’arracher la pensée politique à tout ce qui peut l’aliéner : à savoir aussi bien les spéculations philosophiques abstraites que le positivisme des sciences juridiques et politiques.
2Penser l’événement, recueil d’articles édités sous la direction de Claude Habib, Belin, 1989, p. 180-181.
3Volume intitulé Le Vouloir, chapitre II (« La découverte de l’homme intérieur »), section 7 : « Saint Paul et l’impuissance de la volonté » (p. 81 à 90, édition des PUF, traduction Lucienne Lotringer).
4 L’Europe et l’Amérique », in Penser l’événement, recueil d’articles édités sous la direction de Claude Habib, Belin, 1989, p. 195
5« L’Europe et l’Amérique », in Penser l’événement, recueil d’articles édités sous la direction de Claude Habib, Belin, 1989, p. 195.